100148 NOTE D’ORIENTATION SUR LES DISPARITÉS RÉGIONALES EN TUNISIE1 S’ATTAQUER AUX DISPARITÉS RÉGIONALES EN TUNISIE Les disparités régionales revêtent une grande importance pour les décideurs politiques en Tunisie. Près de 56 % de la population et 92 % de toutes les entreprises industrielles se concentrent à une heure de route des trois plus grandes villes du pays : Tunis, Sfax et Sousse. Ces trois villes côtières, qui forment le cœur de l’activité économique, représentent 85 % du PIB du pays. Ailleurs dans le monde, la concentration de l’activité économique et de la population n’apparaissent pas problématiques dans la mesure où cette croissance déséquilibrée s’accompagne d’un développement inclusif, où les niveaux de vie convergent et où les bénéfices de la croissance sont partagés au-delà des frontières régionales. Or, ce n’est pas le cas en Tunisie, où les disparités de niveau de vie sont significatives entre les régions. Même si l’accès aux services de base s’est globalement élargi (santé, éducation, infrastructures), des disparités persistent entre les différentes régions, tant sur le plan du niveau d’accès que de la qualité des services. La présente note d’orientation souligne d’abord notamment entre les zones phares et celles en ces disparités régionales en examinant les retard. D’autre part, l’expérience tunisienne facteurs qui en sont à l’origine. Elle propose montre que les incitations à l’investissement ensuite des recommandations visant à combler ne sont pas la solution idoine pour réduire les la fracture géographique et à améliorer la disparités économiques régionales. En revanche, situation des zones qui accusent un retard. les autorités peuvent adopter un certain nombre de politiques régionales et nationales qui se L’analyse indique qu’un des facteurs le plus focaliseront sur l’amélioration des conditions de déterminant pour expliquer les disparités vie et la qualité des services de base pour tous, régionales en Tunisie réside probablement dans ainsi que sur l’amélioration de la connectivité, les écarts qui persistent au niveau de l’accès en s’efforçant de trouver un compromis entre aux services de base (eau, électricité, santé), de équité et efficacité. leur qualité et de la dotation en capital humain, LES DISPARITÉS RÉGIONALES EN TUNISIE Bien qu’elle ait remporté des succès sur de multiples fronts, la Tunisie reste encore confrontée à des disparités de niveau de vie persistantes entre les zones rurales et les zones urbaines et entre les régions phares et celles qui accusent un retard de développement. Les figures et le tableau ci-dessous donnent un aperçu de ces disparités régionales persistantes. FIGURE 1: Taux de pauvreté par région en 2010 (% de la population vivant en dessous du seuil de pauvreté) 35 SOURCE : INS, Banque mondiale et BAD (2012), 30 dans La révolution inachevée (2014) 25 20 15 10 5 0 1. Cette note d’orientation est basée sur et s’inspire directement des études suivantes : Banque mondiale, La Révolution inachevée. Créer des opportunités, des emplois de qualité et de la richesse pour tous les Tunisiens, « Chapitre 10 : S’attaquer aux disparités régionales », p. 302-318, mai 2014 ; Banque mondiale, Examen de l’urbanisation en Tunisie, 2014. Les auteurs remercient les partenaires qui ont contribué à la rédaction des rapports dont est issue cette note de politique, en particulier les ministères et agences du Gouvernement Tunisien, les partenaires au développement et les collègues de la Banque mondiale. 2 NOTE D’ORIENTATION Sur les disparités régionales en Tunisie 3 FIGURE 2: Taux de chômage par gouvernorat et par région en 2010 (%) Sousse Tataouine Kasserine Jendouba Beja 30 Mehdia Sfax Gafsa Manouba Mednine Sidi Bouzid Tunis Kebeli Ariana Monastir 25 Zaghouan Ben Arous Gabes Tozeur Seliana Kef 20 Bizerte Kairouan Nabeul 15 10 5 0 Grand Tunis Nord-Est Centre-Est Sud-Est Nord-Ouest Centre-Ouest Sud-Ouest SOURCE : Calculs des auteurs basés sur l’enquête nationale sur l’emploi, 2013, INS, dans La révolution inachevée (2014) DISPARITÉS ENTRE ZONES RURALES ET ZONES URBAINES • En 2005, l’écart de consommation entre les zones urbaines et les zones rurales a été d’au moins 20 % dans toutes les régions et a atteint près de 40 % dans le Centre-Ouest et le Sud-Ouest. • De même, les taux de chômage montrent de grandes disparités dans les régions et sont particulièrement élevés dans les zones rurales de l’intérieur. DISPARITÉS ENTRE RÉGIONS DE L’INTÉRIEUR ET RÉGIONS CÔTIÈRES 2 • Le taux de la pauvreté (2010) varie entre 8 et 9 % dans la région du Centre-Est et le Grand Tunis, et entre 26 et 32 % dans les régions du Nord-Ouest et du Centre-Ouest. • L’écart moyen de consommation entre les régions phares (essentiellement le long de la côte) et les régions en retard (à l’intérieur) est d’environ 29 % en moyenne, mais atteint 56 % entre le Centre-Ouest et le Grand Tunis. • Le chômage se concentre géographiquement dans le Nord-Ouest (20,3 %), le Centre-Ouest (15,6 %) et les régions Sud de l’intérieur (23.5 %). • Alors que les zones côtières comptent un taux de chômage de 12 %, celui-ci atteint 16% dans les zones urbaines de l’intérieur. 2. La Tunisie est organisée en 24 gouvernorats qui peuvent être regroupés dans 7 régions administratives comptant chacune plusieurs gouvernorats contigus : le Grand Tunis (Tunis, Ariana, Ben Arous, La Manouba) ; le Nord-Est (Bizerte, Nabeul, Zaghouan) ; le Nord-Ouest (Béja, El Kef, Jendouba, Siliana) ; le Centre-Est (Mahdia, Monastir, Sfax, Sousse) ; le Centre-Ouest (Kairouan, Kasserine, Sidi Bouzid) ; le Sud-Est (Gabès, Médenine, Tataouine) ; le Sud-Ouest (Gafsa, Kebili, Tozeur). Le Grand Tunis, le Nord-Est et le Centre-Est sont considérés comme étant les zones phares alors que le Nord-Ouest, le Centre-Ouest, le Sud-Est et le Sud-Ouest sont en retard. FACTEURS DÉTERMINANTS DES DISPARITÉS RÉGIONALES Les variations régionales observées en Tunisie au niveau de la situation du marché de travail, ainsi que les écarts de consommation et de prospérité, peuvent s’expliquer par plusieurs facteurs. Des disparités régionales exacerbées par plus mauvaise à l’intérieur du pays. Les les politiques économiques. La politique indicateurs de santé cumulés se sont industrielle, et plus précisément le Code améliorés à travers la majeure partie de la d’incitations aux investissements, ainsi que Tunisie, sauf dans les régions rurales isolées. la réglementation relative au marché du travail et la politique agricole, ont contribué à Le Sud moins bien relié et connecté aux accentuer et non à atténuer les déséquilibres marchés. Selon une étude consacrée à la régionaux. La politique industrielle, qui est mesure de l’accessibilité des marchés, le Sud, tournée essentiellement vers la promotion des et notamment le Sud-Ouest, apparaissent exportations, a encouragé encore davantage les comme les zones les plus isolées. La majeure entreprises à s’installer près des infrastructures partie du pays semble être relativement bien d’exportation situées sur le littoral. connectée sur le plan de la durée des trajets routiers vers Tunis, Sfax et Sousse. La région Des disparités dans le niveau d’accès et Sud-Ouest reste relativement déconnectée la qualité des services de base et dans du reste du pays (figure 3), malgré les efforts le capital humain entre zones urbaines récemment consentis par le gouvernement et zones rurales. Premièrement, les zones pour moderniser son réseau routier en urbaines, dans toutes les régions, assurent faisant du développement des autoroutes une couverture presque universelle pour les un instrument clé du renforcement de la services de base, alors que les zones rurales compétitivité. sont encore laissées-pour-compte. Alors que l’accès au réseau d’eau s’est amélioré Un système de transport des marchandises de manière substantielle au cours des vingt- défaillant. L’existence d’un système de cinq dernières années, on observe en 2005 transport efficace vient soutenir et accroître que seuls 61 % des ménages du Nord- les effets bénéfiques des économies Ouest et du Centre-Ouest disposent de l’eau d’agglomération. En Tunisie, alors que les courante, contre 97 % dans le Grand Tunis. distances physiques sont peu importantes, En 2004, seulement 12 % des logements les distances économiques sont, elles, à Sidi Bouzid sont raccordés au réseau considérables. Le prix du transport routier de public d’assainissement, contre 93 % à marchandise y est en moyenne de 0,22 dollar Tunis. Deuxièmement, malgré les grandes par tonne-kilomètre, soit seulement deux avancées accomplies en matière d’accès à cents de moins que la moyenne observée l’éducation pour les hommes comme pour les aux États-Unis, alors que ce pays possède femmes, des disparités régionales persistent un PIB par habitant dix fois supérieur à celui en ce qui concerne les zones rurales, le de la Tunisie. À la suite de la libéralisation Nord-Ouest et le Centre-Ouest restant à la du transport routier dans les années 90, ce traîne3. Enfin, l’accès aux services de santé secteur apparaît aujourd’hui morcelé entre est uniformément satisfaisant dans les de nombreux petits transporteurs. Cette zones urbaines tandis que l’on observe des fragmentation et la forte proportion de retours obstacles considérables dans les régions à vide qui en découle pourraient expliquer les isolées et en retard. La perception de la coûts élevés observés. qualité des services de santé est également 3. Alors que près de 80 % des chefs de famille dans le Grand Tunis et le Centre-Est ont au moins un certain niveau d’instruction, ce pourcentage tombe à moins de 50 % dans le Nord-Ouest. Cet écart n’existe pratiquement plus chez les jeunes générations, ce qui témoigne de la réussite des efforts consentis par le pays pour réduire les disparités régionales en matière d’accès à l’éducation. 4 NOTE D’ORIENTATION Sur les disparités régionales en Tunisie 5 FIGURE 3: Carte de l’accessibilité des marchés en Tunisie Algérie l’accessibilité du marché Haut Libye Bas SOURCE :Banque mondiale TROUVER UN ÉQUILIBRE ENTRE L’ÉQUITÉ SPATIALE ET L’EFFICACITÉ ÉCONOMIQUE L’expérience tunisienne montre que les incitations à l’investissement ne sont pas la solution idoine pour réduire les disparités économiques régionales. En revanche, comme souligné ci- dessous, les autorités peuvent adopter un certain nombre de politiques régionales qui se focaliseront sur l’amélioration des conditions de vie et la qualité des services de base, ainsi que sur l’amélioration de la connectivité, en s’efforçant de trouver un compromis entre équité et efficacité. Ces suggestions doivent être mûrement réfléchies, discutées et détaillées. Un programme multisectoriel de développement économique local pourrait être un bon moyen pour parvenir aux politiques spécifiques qui devraient être développés, s’appuyant sur des bonnes pratiques internationales. Concevoir des politiques d’investissement qui favorisent le bon équilibre entre équité spatiale et efficacité économique. En œuvrant en faveur de l’intégration économique entre régions phares et régions à la traîne, les responsables politiques tunisiens doivent faire face au double défi de devoir rechercher à la fois l’équité spatiale et l’efficacité économique. D’un côté, la recherche de l’efficacité impose que les investissements d’infrastructure soient réalisés à proximité des principales agglomérations urbaines des régions phares, là où la population, les entreprises et les activités économiques sur l’infrastructure ou sur l’exploitation, sont déjà en place et où ces investissements peut permettre d’étendre les réseaux et sont susceptibles de rapporter le plus. D’un d’améliorer la qualité du service. Si les autre côté, les considérations d’équité conditions sont réunies, on peut envisager exigent plutôt que les investissements soient à l’avenir d’encourager la participation du entrepris prioritairement dans les régions secteur privé dans la fourniture des services à la traîne, là où les forces du marché ne de base, en profitant de l’expérience actuelle permettent pas d’attirer les entreprises et les de l’ONAS. habitants, et avec le risque, par conséquent, de gaspiller une partie des ressources. Relier les régions en retard et remédier aux D’autres investissements, tels que les défaillances du marché. Le désenclavement investissements dans l’infrastructure sociale, des régions à la traîne stimulera les échanges seront considérablement bénéfiques aux et améliorera la mobilité des entreprises régions à la traîne et au territoire national dans et des populations qui pourront dès lors se son ensemble, avec, à la clé, des améliorations déplacer vers les zones où elles sont le plus tant sur le plan de l’efficacité que sur celui de productives. En reliant les populations pauvres l’équité. aux grandes villes et aux régions phares et en réduisant les coûts de transport, les pays Élaborer des politiques économiques « aboutissent à une situation gagnant-gagnant neutres » sur le plan spatial. Sachant que les à travers la promotion d’un développement politiques économiques menées actuellement ont inclusif. Le rôle des pouvoirs publics consiste pour effet d’exacerber les disparités régionales, par ailleurs à assurer l’équité dans le domaine il apparaît nécessaire de revoir les politiques de l’accès aux voies de communication et aux concernées — règles et réglementations du moyens de transport (la « connectivité »). En marché de travail, politique agricole, etc. — la matière, et du point de vue de l’efficacité, afin de s’assurer qu’elles ne favorisent pas il serait logique de laisser faire partout les involontairement une région par rapport à une forces du marché et de ne se focaliser que sur autre, comme c’est le cas aujourd’hui. l’encouragement de la concurrence. Mais, en ce qui concerne les zones à la traîne, là Étendre les services de base et améliorer où la demande est faible, l’intervention des leur qualité et leur tarification. La pouvoirs publics peut s’avérer nécessaire pour généralisation des services de base et l’accès assurer leur connexion avec le reste du pays. à des services de santé et d’éducation de Lorsque les marchés sont étroits et qu’il est bonne qualité peuvent contribuer à réduire les difficile d’attirer des opérateurs, la promotion disparités régionales en Tunisie. L’expérience de modes de transport intermédiaires peut internationale montre que l’on peut parvenir s’avérer une bonne alternative. à faire converger les niveaux de vie en utilisant le levier des transferts budgétaires Améliorer l’efficacité et la compétitivité interrégionaux en vue d’un financement du transport routier. L’amélioration de équitable des services publics (voir encadré la connectivité en Tunisie exige aussi des 1). Par ailleurs, les décideurs politiques pouvoirs publics qu’ils agissent pour garantir tunisiens devraient se pencher, au-delà de la le fonctionnement du transport routier en mise à disposition de l’infrastructure, sur les remédiant aux défaillances de coordination. systèmes de tarification et de recouvrement Des travaux de la Banque mondiale soulignent des coûts, lesquels permettront d’élargir le besoin de développer et de mettre en œuvre l’accès aux services tout en améliorant leur des solutions novatrices telles que des services qualité. Cette évolution vers un nécessaire logistiques tiers, des infrastructures spécialisées recouvrement des coûts est particulièrement (par exemple, des zones logistiques) et un indispensable dans les services de base. À soutien en matière de réglementation pour la cet égard, la mise à contribution du secteur mise en œuvre de nouvelles pratiques. privé, par le biais de partenariats portant 6 NOTE D’ORIENTATION Sur les disparités régionales en Tunisie 7 LE RÔLE DES TRANSFERTS BUDGÉTAIRES INTERRÉGIONAUX L’expérience internationale montre que les transferts interrégionaux peuvent faire converger les niveaux de vie mais qu’ils ne parviennent généralement pas à avoir une influence sur l’activité économique. Par exemple, la dotation équitable des services publics est associée à une réduction de l’inégalité des chances chez les ménages. Il est ainsi largement admis que les grands investissements entrepris au Japon dans les infrastructures et les services de base au début des années 70, par le biais de transferts budgétaires, ont contribué à égaliser le niveau de vie et conduit, par la suite, à une convergence des revenus entre les régions phares et celles à la traîne. L’expérience internationale indique également que, pour maximiser leur retombées, les transferts doivent accorder la priorité aux zones à faible revenu ou celles à forte croissance, récompenser par plus de crédits les zones où les retours sur investissement sont les plus élevés, et veiller à la répartition équitable des ressources en fonction des besoins. En revanche, les transferts visant la convergence des revenus ou de l’activité économique produisent rarement les résultats escomptés. C’est le cas en Tunisie où les entreprises, malgré les incitations qu’elles reçoivent, font rarement le choix de s’installer dans des régions mal connectées et offrant peu d’économies d’agglomération, ce qui entraîne un gaspillage des investissements publics. Ce type de transferts a même été corrélé à une dégradation de l’équité régionale, comme le suggère une récente étude de l’Organisation de coopération et de développement économiques montrant que plus les transferts interrégionaux sont élevés, plus la convergence est lente. En conclusion, si la solution ne réside pas dans les incitations fiscales et financières, il est en revanche indispensable d’améliorer la qualité de vie, l’accès à des services de base de qualité (santé, éducation, transport), l’accès à une bonne infrastructure (transport, télécommunications) et la connectivité des régions de l’intérieur. Les pouvoirs publics parviendront d’autant mieux à atteindre l’équilibre souhaité qu’ils mettront en œuvre des politiques différentiées en fonction des régions, l’objectif général des politiques publiques étant d’accroître partout la prospérité.