MOINS DE PAUVRETE MAIS PLUS D'INEGALITES : UNE CROISSANCE SANS INCLUSION EN TUNISIE Note de Synthèse de l'Evaluation de la Pauvreté en Tunisie, N°1 En Tunisie et entre 2000 et 2010, la pauvreté a chuté de 32% à 15,5%. Cette réduction est le couronnement de beaucoup d’efforts que le pays a déployés pendant des décennies à lutter contre la pauvreté. Au lendemain de la Révolution, les taux de pauvreté ont beaucoup fluctué et en 2015, les chiffres ont avoisiné les 20%. Fait tout aussi inquiétant, la lutte contre la pauvreté n’a pas été synonyme de réduction substantielle des inégalités. En effet, le pays a connu l'exacerbation des inégalités entre régions et deux tiers des pauvres sont concentrés dans des régions comptant près de 30% de la population totale du pays. Bien qu’en Tunisie d'autres facteurs aient également contribué à la croissance économique, des erreurs de politique sociale et économique ont fait que très peu de pauvres ont tiré profit de cette croissance et pu améliorer leurs vies. Entre 2000 et 2010, la Tunisie a enregistré une croissance annuelle de 4,5%. Avant la Révolution, d’énormes progrès ont été réalisés en matière de réduction de la pauvreté. L'incidence de la pauvreté est passée de 32% à 15,5% et des déclins substantiels ont été observés au niveau des régions et des zones rurales et urbaines. Cela a également concerné la pauvreté extrême. Au lendemain de la Révolution, la Tunisie a donné d’elle une tout autre image. Les taux de pauvreté ont augmenté en 2011, tout de suite après la Révolution, pour ensuite reculer, en 2012. Des estimations préliminaires plus récentes, publiées par l'Institut National de la Statistique, donnent à voir que la pauvreté a augmenté en 2015, pour se situer à 20%. En effet, l'impact de la Révolution sur la pauvreté a oscillé entre 0,9 et 2,2 points de pourcentage. S’il est vrai qu’en 2012, la création d'emplois et la relance du PIB ont aidé à renverser la tendance à la hausse de la pauvreté enregistrée l'année d'avant, il n’en demeure pas moins que le ralentissement substantiel de la croissance, provoqué par les tensions politiques, les attaques terroristes et l’affaiblissement de la croissance en Europe ont contribué à ré-intensifier la pauvreté en 2015. Figure 1 : Tendances de la Pauvreté et de la Pauvreté Extrême, 2000–2012 1 Source : Estimations du personnel de la Banque Mondiale, de l'INS et de l'ADB (2012) Remarques : Ces résultats découlent des projections de la consommation des ménages observée en 2010 (rapportée par l'ENBCV). Ils ont été actualisés en 2011 et en 2012, compte tenu des évolutions macroéconomiques. Les divers impacts reflètent les hypothèses retenues pour projeter les taux de pauvreté au lendemain de la Révolution, comme l’a relaté le rapport sur l'Evaluation de la Pauvreté en Tunisie, Banque Mondiale 2016. En Tunisie, la pauvreté est fortement corrélée à l'emploi, à l'éducation et à l'agriculture. En termes d'emploi, les ménages pauvres sont trois fois plus susceptibles de voir leur chef souffrir de chômage (données de 2012). Près de 50% des ménages pauvres sont dirigés par des personnes dépourvues d'instruction. Les ménages pauvres ont moins d'accès aux emplois de qualité, comparés au reste de la population. Les travailleurs ne vivant pas dans la pauvreté sont de moitié moins susceptibles de travailler dans le secteur agricole que les travailleurs pauvres : le tiers des chefs de ménages pauvres travaillent dans l'agriculture, comparativement à 16% des chefs de ménages non pauvres. La croissance de la consommation qui a donné lieu à un remarquable recul de la pauvreté n’a pas été accompagnée de baisse des inégalités. Les disparités des niveaux de consommation n'ont que très légèrement diminué entre 2000 et 2010 et l'indice de Gini est passé de 0,375 à 0,358. Par ailleurs, les inégalités entre régions se sont substantiellement accentuées, la pauvreté étant devenue de plus en plus concentrée dans un petit nombre de régions. En 2010, les régions défavorisées comptaient les deux tiers des pauvres du pays (jusqu'à 58% en 2000), en dépit du fait qu’elles n’abritent que 30% de la population. (Tableau 1). Tableau 1 : Les Taux de Pauvreté en Tunisie Affichent des Disparités Régionales Substantielles et Persistantes Taux de pauvreté % des pauvres 2,000 2,010 2,000 2,010 Tunisie 324 155 1000 100.0 Grand Tunis 210 91 140 100.0 136 100.0 Nord Est 321 103 138 92 Nord Ouest 353 257 142 191 Centre Est 214 80 144 120 Centre Ouest 493 323 220 277 Sud Est 443 179 129 105 Sud Ouest 478 215 87 79 Source : Calculs du personnel de l'INS et de la Banque. Remarques : Les pourcentages des pauvres sont extraits des données de l'enquête de l’INS sur la population, ajustées des gouvernorats aux régions. Les régions défavorisées sont situées au Nord Ouest, au Centre Ouest, au Sud Ouest et au Sud Est. Les améliorations inhérentes au développement humain, aux conditions de vie et à l'accès à certains services de base ont été substantielles mais inégales. Entre 1980 et 2014, l'Indice de Développement Humain (IDH) de la Tunisie s'est amélioré de 48%, passant de 0,486 à 0,721. Des données récemment publiées, extraites du Recensement de 2014, confirment que - mises à part les considérations d'ordre qualitatif - l'accès à l'électricité est presque universel en Tunisie. 2 Toutefois, des différences de taille sont encore à déplorer en ce qui concerne l'accès à l'eau et aux services d'assainissement, selon que l’on appartienne aux segments pauvres ou au reste de la population. On dénombre plus de 30 points de pourcentage d'écart dans les taux d'accès à l’eau courante et aux toilettes équipées de chasse. Des écarts importants sont également observés au niveau d'autres conditions de vie, tels que la disponibilité des médecins, les taux d'alphabétisation et le développement régional, selon que l’on soit en milieu défavorisé ou en milieu non défavorisé. Les taux de chômage diffèrent d'une région à une autre et sont particulièrement prononcés à l’intérieur du pays. Un jeune homme vivant en milieu rural sur trois (33,4%) n'a jamais été à l'école, n'a jamais travaillé et n’a jamais bénéficié d’une formation, comparativement à un sur cinq en milieu urbain. Ces disparités sont encore plus prononcées dans les régions les plus pauvres. Pendant la décennie en cours, les écarts ne se sont pas améliorés. Les profils de la pauvreté d'avant la Révolution sont très similaires à ceux d'avant la Révolution. Les données relatives au Recensement de 2014 confirment que certaines caractéristiques socio-économiques, telles que le chômage (15%), l'accès aux services d'assainissement (58,2%) et la scolarisation (95,8%) la possession d'un véhicule (27%) se sont légèrement améliorées en 2014, comparativement aux quatre années qui ont précédé. Bon nombre de facteurs ont contribué à la croissance économique du pays et à l’amélioration des conditions de vie. Toutefois, des erreurs d'ordre économique et social ont entravé l'inclusion et l'égalité. Le développement d'un secteur exportateur à forte intensité de main d'œuvre, employant un personnel féminin peu qualifié, l'expansion du secteur touristique vers la fin des années 90, le contrôle de l'inflation et l'augmentation des investissements dans l'agriculture rurale ont été les principaux facteurs qui ont soutenu la croissance. Ce modèle économique, qui a longtemps réservé aux entreprises un traitement différentiel selon qu'elles soient exportatrices ou qu'elles opèrent sur le marché local, n'est pas arrivé à améliorer la productivité et l'inclusion sociale. Cela a donné lieu à une hausse des importations de produits intermédiaires, à moins d'emplois, à une faible demande pour les travailleurs hautement qualifiés et à des salaires bas. Les incitations proposées pour attirer les investissements et favoriser la création d'emplois ont largement été concentrées dans les secteurs qui ne sont pas à forte intensité de main d'œuvre, généralement localisés dans les régions côtières. Ce qui a davantage aggravé les disparités régionales. Les inégalités régionales persistantes et les difficultés qui pèsent sur l’accès à l’emploi et à l’éducation ont probablement contribué à la rupture du contrat social, nonobstant la réduction substantielle de la pauvreté. En échouant à créer des emplois qualifiés à forte productivité, la Tunisie a raté l'occasion d'intégrer ses demandeurs d'emplois à l'économie et de favoriser l'accès de plus de femmes au marché du travail. Cela a eu pour effet secondaire la détérioration de la satisfaction dans la vie et du bien-être subjectif, même si ce constat était déjà valable avant la Révolution. Même en cas de réduction rapide de la pauvreté, près de 30% de la population s'est déclarée être insatisfaite. La mesure du bien-être subjectif a continué à se détériorer pour se situer à 40% en 2012. Aujourd'hui, il est probable que cette insatisfaction se soit accentuée, face à l'exacerbation de la pauvreté, à l'aggravation des disparités régionales, aux changements survenus au niveau des perceptions de la stabilité économique et politique, à la 3 sécurité, à la qualité des services publics, à la corruption et à la qualité des emplois disponibles, pour ne citer que cela. Au terme d’une décennie de croissance stable, la Tunisie a été en mesure de réaliser d'importantes réductions de sa pauvreté et d'améliorer les conditions de vie de ses citoyens. Toutefois, les tensions politiques, les attaques terroristes et le ralentissement de la croissance en Europe menacent de renverser le cours de ses réalisations. La Tunisie est appelée à mettre au point un remaniement économique qui implique des changements profonds au niveau de ses stratégies de développement régional, des incitations prévues pour stimuler l'investissement et des subventions à la consommation. Les réformes mineures apportées à l'ancien modèle économique peuvent ne pas suffire pour délimiter les inégalités et répondre aux aspirations à de meilleures opportunités économiques. 4